Claude François, impossible de s'en débarrasser.
On nous fait bouffer du " Magnolia " par la racine et, bizarre, on en redemande. Vraie passion ou chaud business ? Et pourquoi lui, au fait ? Et pas C. Jérôme… Personne n'y coupe : des gogo dancers du Queen parigot aux pécores à mocassins du Manouchka, tout le monde yéyétise sur du Cloclo, le temps d'une danse. Baptême ou bar-mitsva, même combat : de 7 à 77 ans, ça mouline des bras quand les " sirènes du port d'Alexandrie chantent encore la même mélodie (wow, wow, wow) ". " Clodette " est devenu un nom commun, " Comme d'habitude " ne se dit plus mais se chante. Bref, Claude François fait partie du patrimoine. " Ses chansons sont des Hymnes ", s'énerve Redha, qui met en scène et chorégraphie le spectacle musical Belles Belles Belles à l'Olympia. Un produit dérivé parmi d'autres (la compile " Cloclomania " de Béatrice Ardisson, le film Podium de Yann Moix, le DVD " Karaoké de luxe ", édité par Flèche Production…) qui marquent le 25è anniversaire de la mort électrique de l'artiste. Pourquoi s'en priver ? Cloclo, c'est de l'or en barre, ça paye à tous les coups. 45 millions de disques vendus de son vivant, autant depuis sa mort. Forcément, y a de la vache à lait… La vraie question, c'est pourquoi ? Pourquoi ce petit gars nasillard, emperruqué, tarte et pelle à tarte, continue-t-il à remuer les foules, à faire valser les biffetons, et vice-versa ?
Parce que c'est une voix ?Hum… Tout partait du nez. " Il trouvait lui-même qu'il avait une voix de canard ", rappelle Fabien Lecoeuvre, biographe officiel du chanteur (1). Gueularde, haut perchée, un timbre de piaf. Justement, " comme Edith Piaf qui n'aimait pas non plus sa voix ". Point commun qui va au-delà : " ce sont des voix que l'on reconnaît entre mille. Et qui n'ont pas d'âge ", remarque François Diwo qui vient de lui consacrer un ouvrage intimiste (2). N'importe qui croit pouvoir l'imiter, corde de fausset bien tendue, pince à linge sur le nez, c'est parti pour un gala ! Mais il manquera toujours la rythmique de Cloclo. Cette façon de taper sur les mots comme des baguettes sur une batterie. Une vraie mitraillade, l'air de rien.
Parce que c'est un homme de parole ?Ce n'est pas du Brel, on est d'accord. Les textes sont simples, naïfs, faciles à mémoriser. Mais, ils sont surtout universels. Quand Cloclo pleurniche " je suis le mal aimé ", toutes les âmes en peine de France et de Navarre reniflent en chœur. Et ses chansons sont très souvent " happy face " : non, non, non, il n'y a donc pas que le lundi au soleil, mais aussi le mardi, le mercredi… Avec Cloclo, ça rigole à tout bout de twist et ça fait du bien dans cette société méchante.
Pour sa dernière ligne droite, Cloclo s'était tout de même rapproché du grand Etienne Roda-Gil, parolier de Julien Clerc et de Mort Schumann. Un peu le mariage de la carpe et du lapin, à priori. Bonne pioche ! Ca donnera Magnolias for ever, et Alexandrie, Alexandra, la crème de ses tubes. Le chanteur reconnaissait ne pas trop piger ces textes. Philippe Grimberg, psychanalyste et auteur de Chantons sous la psy (3), explique ainsi : " le succès d'une chanson échappe souvent à son auteur. Il rate le message latent qui parle à l'inconscient collectif. Un exemple : des pommes, des poires, des scoubidous de Sacha Distel à surtout marché grâce à l'étrangeté du dernier mot que personne ne comprenait. Un nouveau signifiant surgissait. Ca deviendra, seulement après coup, le joujou tressé qu'on connaît. "
Parce qu'il avait la black touch ?Du Cloclo, ça se chante et ça se danse. Contrairement à Charles Dumont ou Ferré qu'on écoute en tricotant. C'est de la musique terrienne, où le sabot cogne le plancher. On pense à l'Amérique, à la musique de James Brown, de Sammy Davis Jr. Plutôt qu'à celle, blanc-bec et surfeuse, des Beach Boys. Michel, toxico de music-hall en général et de Cloclo en particulier, rappelle que l'artiste " avait fait poser une antenne sur le toit de son immeuble, boulevard Exelmans, pour capter des radios américaines, et réserver les droits des trucs qui lui plaisaient avant les autres. " Il était en particulier dongo de la Motown Records, maison de disques installée à Detroit, qui comptait dans ses bacs Diana Ross & The Supremes, Marvin Gaye, The Four Tops ou les Jackson Five. Tout de même. Il ne manquait jamais les émissions cultes de " Soul Train ", très branchées funk et street dance. Assez pour inoculer à ses propres créations le feu de la musique black.
A quoi se rajoutait son background de percussionniste. Il a démarré comme joueur de tumba (tambour cubain) au sein d'un orchestre, et ça s'entend. Daniel Moyne, qui a coécrit le spectacle Belles Belles Belles se souvient : " il doublait les rythmes en live. Deux batteurs se relayaient pour tenir le coup, et sortaient du concert en ruine. Parfois, tout en gesticulant, Claude les fusillait d'un " Alors tu dors ?! " On retrouve encore cette énergie sur les dancefloors d'aujourd'hui.
Et les chorégraphies sont simplissimes. Des petits pas récupérables par tous, des figures à la portée de Léo, 6 ans, et de Mémé Biscotte. Un peu comme la Macarena ou la Danse des canards, Cloclo c'est la grande communion des gestes. Le temps d'un Je vais à Rio, " les pisteurs ont l'impression de ne faire qu'un, de former un grand tout sympa ", prolonge Philippe Grimberg. " C'est un défouloir artificiel, avec beaucoup de second degré. L'autodérision, le rire, ne sont jamais loin. " C'est aussi le quart d'heure où la pétasse ou le bourrin qui sommeille en chacun peut bouger du bassin et beugler " Aaaaaaah ! "
Parce qu'il est kitch à mort ?Cloclo est un ovni venu du passé. Son casque blond, ses vestes cintrées à paillettes, ses pattes d'éph, ses boots en nubuck blanc. Kitch dirait-on. Encore faut-il s'entendre sur la définition du mot kitch. Pour Kundera : " l'idéal kitch est un univers sans violence où tout est " beau ", mélange d'images de pureté, d'enfance, de joie, de tendresse et d'amour, sur lesquelles le temps n'a pas de prise. " Images d'enfance ! " Claude, c'est une madeleine de Proust. Chacun y prend sa part d'enfance. ", s'exclame Fabien Lecoeuvre. Les seventies incarnent une époque bénie, post-soixante-huitarde, sans sida, sans trou de la Sécu, sans précarité flippo-galopante. " Il y a un vrai revival, commente Hélène Capgras, du bureau de style Martine Leherpeur Conseils. Cette période est un réservoir d'innocence dans lequel puise, notamment, la french touch de la mode. Pas de façon brute, mais par l'évocation de certains déhanchés, par des statures, des allures, des décolletés… qui donnent un côté délicieusement rétro à la création actuelle. " Nostalgie, nostalgie. Les costumes de Cloclo pourraient prêter à rire aujourd'hui. Mais qui viendrait à se moquer d'un temps perdu ?
Parce qu'il mouillait sa chemise ?Si le travail rend éternel, Cloclo à sa place au paradis. Un maniaco-bosseur de première. " Il n'acceptait pas le compromis, se souvient François Diwo, qui l'a bien connu de 76 à 78. Ni pour lui-même - il était son propre tyran - ne pour ses collaborateurs, qu'il martyrisait. C'est sans doute cette quête de l'excellence qui le fait vivre encore vingt-cinq ans après. " Ticky Holgado, qui fut son secrétaire particulier à la fin des années 60, se souvient certainement des chemises qu'il fallait repasser comme ça et pas comme ci, ou du Coca qu'il devait remuer longtemps car Claude n'aimait pas les bulles.
Il fut une idole et le cultivait avec soin et mégalomanie. Il fut aussi le salaud à abattre. Haï autant qu'il était adoré. La haine, c'est bien, ça fait durer.
Et, comme le précise son fils, Claude François Jr, laconique : " il a brûlé sa vie pour son seul grand amour, le public. A fond, toujours à fond. Il n'a jamais bossé pour le fric. " Hasard du paradoxe, puisque cette rage paye et rapporte cash aujourd'hui…
Parce que c'était un show-business man ?Claude François n'a pas inventé des airs et des refrains, mais un concept. Un univers. Il était partout, personne n'y échappait. Pas vraiment un gazouilleur de studio, plutôt une bête de scène qui tournait aussi bien à Paris ou Lyon que dans des bleds sans nom. Son magazine Podium, racheté au numéro 9 et dédié à sa gloire, soufflait à pleines joues sous sa marmite à potins. Tout était calcul. Jusque dans sa vie perso… Ne pas se marier (raté), ne pas avoir de deuxième enfant (raté), pour rester disponible auprès de ses fans. " C'est celui qui avait le mieux ficelé le gigot, s'emporte encore Redha. Ses concerts avec feux d'artifice, ses clodettes en string, sa volonté de faire populo… C'était parfait. " C'était même malin : pendant que la gamine criait " Cloclooo ! ", le papa se rinçait l'œil. Des longueurs d'avance sur les autres marathoniens de la variétoche.
Parce qu'il cultivait l'ambiguïté ? Cloclo, avec gueule de lionne et sa diction très appuyée, appartient à la grande famille des androgynes. Cousin de Bowie, de Mick Jagger, ou même de Marilyn Manson. " Ambiguïté qui nous ramène à nos premièrs émois en chanson, lorsque petit, on ne distingue pas encore la voix du sexe. ", explique Philippe Grimberg. Ambiguïté aussi qui peut expliquer son succès (comme celui de Dalida), dans les boîtes homos, bien que le garçon fût un hétéro ascendant macho. " Des filles poireautaient en bas de son immeuble. De temps en temps, il en faisait monter une dans sa chambre, comme une bouteille de champagne, raconte Stéphane Krausz, auteur d'un brillant documentaire sur ses fans, Même si tu revenais, en 2001. Elles étaient " choisies ", " élues ". Malheur à celle qui se refusait à lui. " Elle n'étaient probablement pas toutes majeures. Celles qu'il photographiait à poil sous son pseudo François Dumoulin, non plus. Sous les ailes de l'ange blond battait un cœur de Belzébuth. Gare aux flammes.
Parce qu'il est parti trop tôt ?La mort prématurée d'une idole prête toujours aux bavardages. Dans le cas de Cloclo, ils furent infamants. Tout le monde sait aujourd'hui qu'un vibro la tête avec des piles, et que des piles dans l'eau, ça n'électrocute personne. Mais à l'époque ? A 39 ans, Cloclo plie ses gaules et rejoint James Dean, Jim Morrison et Marilyn. " Si on veut devenir une légende, il faut mourir jeune, juge Fabien Lecoeuvre. Michael Jackson, c'est trop tard, il a déjà dépassé la date (rires). " Ah oui, c'est bien vrai. Euh… Et Johnny ?
Par Gaël Le Bellego, illustration 3Bikini.(1) Dernier ouvrage : Claude François, le livre, Michel Lafon, 2003, 30 €.
(2) Claude François inconnu, Ed. de Fallois, 2003, 15 €.
(3) Hachette Littérature, 14,90 €. Décryptage psy et rigolo de certains musts de la chanson française.
Pour les zinzins du Cloclo : l'intégrale 1962-72 ; édition limitée et numérotée sortie cette année chez Universale, 8 CD, 183 chansons remasterisées en haute déf, 90 €.